Le mûramati chez les Kikuyus

par Pierre Jacquemot

Les pratiques sociales des Kikuyus s’organisent en fonction du mûramati, à la fois principe et technique de soi. Cette « quête d’accomplissement » passe par la prospérité matérielle, mais aussi par la « richesse sociale », l’un et l’autre étant symbolisés par la terre et par la famille.

Les Kikuyus présentent beaucoup de similitudes avec les Bamilékés de l’ouest kenyan, convaincus qu’ils sont de gagner par le travail leur salut. Terre, travail, famille et postérité sont intimement liés dans cette communauté bantoue qui compte plus de cinq millions d’individus, originaires d’un territoire situé en arc de cercle, à l’est et au sud du mont Kenya, qu’ils partagent avec deux tribus apparentées, les Merus et les Embus.

Une légende, qui relate le passage historique du matriarcat au patriarcat, veut qu’à l’origine les femmes aient détenu le pouvoir au sein de la communauté, mais que, lassés de cette suprématie, les hommes aient recouru à un stratagème digne d’une tragédie grecque pour le leur retirer. Les maris conspirèrent pour féconder leurs épouses toutes en même temps et prirent le pouvoir alors que leur grossesse simultanée leur interdisait toute résistance.

Dans la vie, il faut se faire un nom, acquérir le respect des autres, et pour cela il faut acquérir une certaine aisance matérielle. En travaillant dur, en se déplaçant là où il y a de la terre à cultiver, le Kikuyu cherche à obtenir le statut d’un homme accompli, tant économiquement que socialement. C’est le mûramati, dont l’interprétation est donnée dans un livre formidablement documenté du chercheur genevois Yan Droz.

Les pratiques sociales des Kikuyus s’organisent largement en fonction de ce principe, de cette « quête d’accomplissement » qui passe par la prospérité matérielle, mais aussi par la « richesse sociale », l’un et l’autre étant symbolisés par la terre et par la famille. Avant l’arrivée des Anglais, il fallait devenir pionnier, partir défricher de nouvelles terres pour gagner le respect social. Puis, lorsque la conquête de terres se heurta à des limites naturelles et à la colonisation des « Blancs », l’obtention de diplômes scolaires, puis d’un emploi, caractérisa le mieux les stratégies d’accomplissement personnel.

Encore aujourd’hui, à Nyeri ou Nanuyki, la richesse se loge dans une propriété foncière, dans un mariage avec une femme qui donnera beaucoup d’enfants, garçons autant que filles, qu’il faut éduquer pour assurer la reproduction de la richesse, et dans la gestion d’un vaste réseau d’entraide familial construit autour des mariages et des alliances. Le désir d’être enterré sur son propre lopin de terre, pour se garantir une immortalité, certes toute relative, constitue un autre aspect du mûramati. Pourtant, être riche ne suffit pas. La fortune et le succès attirent les convoitises et les envies, sources de nouvelles tensions et d’épreuves qu’il faudra gérer dans la douleur. L’opulence appelle toujours le malheur si elle n’est pas accompagnée de générosité, de compassion ; bref, si elle ne repose pas sur la redistribution, une activité incontournable tant que l’on reste en proximité avec la famille et la communauté.

Depuis un quart de siècle, les temps sont devenus de plus en plus difficiles pour les Kikuyus. L’économie va mal. Et les mœurs ont évolué. Alors la religion a pris une importance considérable. Elle est devenue à la fois un moyen pour se fabriquer une identité dans un monde devenu de plus en plus anonyme et une façon de s’extraire du quotidien lorsqu’il pèse trop lourdement. Alors qu’autrefois, la collaboration du groupe était indispensable pour devenir un homme libre et accompli, aujourd’hui, surtout chez les Kikuyus ayant rompu leur lien avec leur terroir d’origine, l’attente du salut dépend essentiellement de la foi. La religion tend à remplacer l’ambition du mûramati originel. Afin de trouver une issue aux difficultés qu’il vit quotidiennement, le Kikuyu se projette dans l’imaginaire religieux. Il espère ainsi, par sa piété, gagner son salut éternel et, dans le même temps, par sa dévotion plutôt ostentatoire, obtenir la reconnaissance des autres.

Certainement pour vaincre leur obsession du néant, les Kikuyus sont nombreux à appartenir aux églises pentecôtistes. Certains n’hésitent pas à franchir la frontière et à recourir à la sorcellerie pour soigner leur fatalisme et en même temps leur besoin de puissance. Yan Droz explique cette attitude singulière : « Ils attendent une intervention divine qui modifiera le régime des précipitations atmosphériques ou un sauveur politique qui leur rendra le pouvoir national qui leur est dû. » (Droz, 1999).