Football et violence

par Hélène Dumas

Des remarques incidentes. Plusieurs rescapés effrayés par le tapage des supporters dans le Rwanda d’aujourd’hui : « Je n’aime pas les matches de football, cela me rappelle les cris des Interahamwe. » Des indices aussi selon lesquels les milices Interahamwe se seraient structurées dans les clubs de supporters. Un précédent, ailleurs, les Tigres d’Arkan issus des rangs des supporters de l’Étoile rouge de Belgrade. Trois éléments épars rassemblés en un même questionnement : le football rwandais entre 1990 et le génocide de 1994 a-t-il offert un espace perméable à la violence politique ?

L’histoire du football au Rwanda commence avec les missionnaires catholiques. Frédéric Mobaneza était élève à la mission de Save, la première implantation de l’Église catholique fondée en 1900 au Rwanda, lorsqu’il intègre en 1938 l’équipe de son école. Pour la première fois, il joue avec un ballon en cuir et abandonne les petites balles de paille. Une structure parallèle se met en place qui épouse les contours administratifs de la colonisation. D’abord, les prêtres catholiques qui assurent l’entraînement, puis les autorités « indigènes », chefs et grands notables qui patronnent leurs équipes.

L’apprentissage sportif s’effectue sous la férule des Pères Blancs mais également dans les Itorero, ces écoles où les enfants issus des grandes familles apprennent la « tradition ». Dans les années 1940, à une époque où se structure le championnat avec diverses formations rattachées à la figure d’un chef, de la reine-mère ou du roi, les Abafana (les supporters) font également leur apparition et soutiennent à grand renfort de tambours leurs équipes favorites. Une équipe « nationale » du Rwanda voit même le jour dans les années 1950 et participe à des compétitions organisées par les autorités coloniales belges entre les équipes issues du Congo et du Ruanda-Urundi.

Le fil du récit de Frédéric Maboneza s’interrompt en 1959 lorsqu’il est contraint à l’exil à la suite des violences qui accompagnent la « Révolution sociale hutu ». Vingt ans plus tard, un autre joueur fameux débute sa carrière. Célestin Gasangwa n’est pas encore connu sous le nom de « Tigana » lorsqu’il commence à s’entraîner chez les juniors de Mukura, une équipe de Butare. Il connaît ses heures de gloire à Rayon Sports entre 1990 et 1994. À la différence des autres formations rwandaises, celle-ci ne se trouve pas sous la houlette d’un préfet ou d’un bourgmestre mais d’une association de riches commerçants originaires de Nyanza. C’est sans doute cette indépendance politique et financière, conjuguée à l’aura de cette équipe qui pousse Georges Rutaganda, l’un des leaders des Interahamwe, à tenter d’en prendre le contrôle en mars 1992. Rayon Sports fait figure d’exception. C’est la seule équipe dont les joueurs ne se sont pas retournés contre leurs coéquipiers pour les assassiner pendant le génocide. À Mukura, l’équipe témoin des premiers exploits de Tigana, les joueurs tutsi ont été tués par les supporters ou leurs coéquipiers. Le gardien de but est toujours en prison pour génocide. Les petits frères de Tigana ont été assassinés par ceux-là même avec lesquels ils jouaient au football.

Ainsi, contrairement à une vision éliassienne qui voudrait que le sport représente un vecteur de reflux de la violence, le cas du Rwanda comme celui de l’ex-Yougoslavie, témoignent d’une porosité qu’il s’agit d’interroger plus avant.